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Le bourdon m'a tuée

Qu’on tue tous les chiens de sa race, le chemin, le sale roquet traître, qu’on appelle « chemin » avec déférence comme si on lui devait tous les os qui crient sous nos vêtements, cette mauvaise sente « qui descend » vers le sud et qui toujours monte des collines de rocailles où ne roulent vers le bas que des cailloux durs comme pierre, ce chemin, je le hais, je le honnis, je l’exècre, je le maudis à tout jamais, pour les siècles des siècles !

Prochaine auberge, je m’arrête. Je me pose, je dors, je dors, je mange un bout et retourne dormir. Après, je réfléchirai.

Sous ma paume, mon seul ami. Il me transmet sa chaleur dans la froide désespérance, quand le brouillard enveloppe ciel et monts, arbres et horizons, et que le silence me déchante. Lui, je ne regrette pas de l’avoir pris avec moi : il est mon âme et mon aiguillon, ma clef de sûreté lors d’agression ou de présentation aux relais jacquaires. Plus solide que moi, sans cesse je m’appuie sur sa constance. Lui seul méritera son repos à mes côtés, mon fidèle bourdon.

Je l’ai hérité un peu par hasard. Lorsque j’ai perdu mon mari, les partages se sont faits sans que j’aie eu mon mot à dire. C’était comme ça, dans la famille de Georges, seul le sang signait le lien familial. Les pièces rapportées n’étaient pas dignes de la souche et, même en ma présence, les pourparlers continuaient comme si je n’existais pas. J’avais tempêté, pleuré de dépit, rien à faire, c’était ainsi, une tradition injuste qui balayait les sentiments devant la grande dame matérialiste. Parfois, la famille se débarrassait d’un encombrant qu’elle jetait sur le tas destiné à être emporté aux ordures. Là, j’étais autorisée à en retirer quelque objet sans valeur ni utilité. Une photo, un vieux sac. Je laissais les cassons de porcelaine et les paniers mités. Jusqu’à ce que Fernande jette le bâton et me lance, sans plus s’attarder de savoir ce que je déciderai : « celui-là, tu ferais bien de le laisser au tas : il est maudit ! »

J’ai regardé ce bâton, hypnotisée par sa présence. Maudit ou pas, il avait une personnalité hors-norme. Bien que recouvert d’une couche protectrice de saleté antédiluvienne, on voyait à sa mine qu’il avait vécu bien des aventures peu communes. Je me suis approchée à le toucher, craignant que le tonnerre se déclenche ou qu’un ange descende me foudroyer sous le sacrilège. Mais rien de tout ça. Je sentais déjà comme une chaleur me ragaillardir à son contact. Je ne suis pas complètement sotte : Fernande était certes désagréable mais elle avait la réputation de ne pas parler dans le vide. Dès que j’ai pu me rapprocher de Michel, qui était le plus doux et le plus amical de la bande, j’ai demandé ce qu’il en était de cette malédiction. Michel a haussé les épaules en continuant à tirer sur sa cigarette, peu enclin aux contes de bonnes femmes, et a finalement lâché l’histoire. Le bâton était un bourdon de pèlerin. Il aurait appartenu à son arrière-arrière-grand-oncle ayant fait vœu de rallier Compostelle. Tout ce qu’on savait était que le bâton avait été retrouvé auprès du corps de l’aïeul décédé. De là à dire qu’il était maudit, il n’y avait qu’un pas.

Inutile de préciser que j’ai subrepticement subtilisé le bourdon dès que l’occasion s’est présentée. Puis j’ai fait mon deuil. J’avais nettoyé le bois de frêne et découvert les triskels qui protégeaient sa force et l’avais rangé dans le vestiaire, près de l’entrée, derrière mes capes et manteaux de pluie. Je n’y avais plus repensé. Jusqu’à ce que mon médecin me conseille de me remettre à la marche si je ne voulais pas terminer mes jours prématurément dans un fauteuil.

Pour marcher, il me fallait un bâton. J’ai été tentée d’en fabriquer un, puis me suis souvenue brusquement du bourdon. Le ressortant de sa retraite, je l’ai tout d’abord trouvé trop imposant. À l’usage, cependant, il était sécurisant. Je pouvais m’appuyer sur lui sans qu’il flanche. Il avait à hauteur de ma poitrine un anneau de bois qui était juste à la hauteur qui me convenait. Finalement, ce bâton était des plus confortables et l’essayer, c’était l’adopter ! Ce que je fis, et ce n’est pas sans fierté que je sortais à ses côtés.

Nous fîmes ainsi, côte à côte, près de trois mille kilomètres sur les terres bretonnes. Il avait retrouvé son vernis d’antan et les couleurs chaudes d’un bois nourri par le soleil et l’huile de lin, alors que je recouvrais au même rythme une santé florissante. C’est alors que, par une belle matinée de fin d’hiver, je lui proposai : « Pourquoi pas Compostelle ? » Il ne dit pas non.

Il n’y a pas de pèlerin sans bourdon et, avec le temps, j’ai compris le pourquoi. Mon bourdon me sortait de toutes les situations difficiles. Je me tordais une cheville, il me ramenait à bon port. Un chien tout en crocs s’en prenait à mes mollets que le bourdon aussitôt s’interposait. Je frappais demander l’hospitalité et, à la vue du bourdon, l’on m’ouvrait en me souhaitant la bienvenue. Je ne lui ai connu aucune défaillance. Je lui laissais parfois la surveillance de mon sac et jamais je n’ai été volée. Qu’un malotru vienne m’importuner et la tête solide du bourdon se montrait menaçante jusqu’à ce que la tranquillité se réinstalle.

Ça, ce sont les bons côtés du « chemin ». Malheureusement, même à deux, mon impression est que je marche seule. Toujours seule. Des étoiles pour guide mais nulle voix humaine auprès de qui m’épancher. Et là, j’ai le bourdon. L’autre, l’antithèse, le triste sire sans chaleur. Voilà pourquoi j’ai décidé de lâcher Compostelle. Sans lui demander son avis, à lui, le fidèle serviteur, le compagnon toujours amène. Je l’embarque dans ma vie comme s’il n’avait son mot à dire.

En arrivant près de l’auberge sur laquelle j’ai jeté mon dévolu, le bourdon, mon bourdon ami dévoué, tape dans un nid de bourdons. Je suis allergique aux piqûres d’apidés.

Je ne lui en veux pas. Il voulait continuer le chemin et je n’ai pas été à sa hauteur. Est-ce une raison pour maudire un être qui a tant donné sans rien demander en retour ?

 

 

Note :

http://www.bourdon-pelerin.com/

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Le 11 novembre 2017 à 17h58

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