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Faire-part d'un bourgeon

Le Faire-part est vrai
L'histoire est...bourgeonnante (d'imagination).

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La distraction est mère de création.

C’est par étourderie que j’ai été amenée à ouvrir la page d’un journal à la rubrique des faire-part. Ce faire-part est une trouvaille, pas une invention mais à certaines heures, la réalité dépasse la fiction.

Pour des raisons évidentes, j’ai changé les noms mais gardé fidèlement l’esprit.

 

Fourneau des Bourgeons sous Cheminées

 

Mylène, Brahim, Sébastien, Annie,

et leurs conjoints,

ses petits-enfants,

Jeanne Brûlebois, sa fille

et toute la famille

ont la tristesse de vous faire part du décès de

 

Madame Adeline MEURTDECHAUD

née FROID

 

survenu à l’âge de 99 ans.

L’incinération aura lieu dans l’intimité familiale.

 

 

Sous le faire-part, la rédaction a mentionné :

« Avec Adeline, s’est éteinte l’une des fleurs de ces quelques familles, familles qui furent et restent les bourgeons les plus précieux de notre village. »

Je relis l’annonce, essayant de trouver l’indice qui permettra de déceler une plaisanterie. Je vais jusqu’à chercher le nom de la ville ou du village et le trouve. Je vois également le faire-part sur la page du site de la municipalité.

De cette annonce surprenante est née l’envie d’en savoir davantage. Il m’a fallu quatre mois et trois jours afin de récolter les informations, voire les confidences. Voici le résultat de cette enquête.

 

Fourneau des Bourgeons sous Cheminées :

Ce village de 3.300 âmes est enclavé entre deux collines plus hautes que larges, évoquant des cheminées en raison, notamment, de leur sommet arrondi. Le village tient son nom de Fourneau du fait de sa position. Abrité des vents, protégé par ses deux cheminées naturelles, il bénéficie d’un micro-climat. C’est le seul endroit dont la température moyenne est de dix-huit degrés en hiver.

En ce lieu singulier, les curieux découvriront des roses en fleurs au mois de novembre et du muguet dès le mois de mars.

L’endroit, mondialement connu, figure parmi les cinq cents lieux insolites du monde et c’est le seul à regorger de fleurs en branches, de bouquets bourgeonnants, de parterres fleuris toute l’année durant.

Au moyen-âge, les documents révèlent que le site avait été nommé « Fourneau sous Cheminées » mais dès 1918, la Commission Nationale de Toponymie, sous la vive recommandation de l’Assemblée Nationale, a voté à l’unanimité la modification du nom. Depuis, le village s’appelle : Fourneau des Bourgeons sous Cheminées. C’était en effet le seul village en France couvert de bourgeons le 11 novembre, jour de l’armistice. De plus, la vallée sinuant entre les deux cheminées était couvertes de bleuets lors de la signature de l’armistice et nul n’ignore la valeur de cette fleur symbolique.

Adeline FROID a vu le jour en 1918 au domicile de ses parents. Son père, Ilphée, était un enfant du village, sa famille s’y étant installée depuis plus d’un siècle. Ilphée FROID fut un enfant déluré, réputé pour n’être jamais en reste en matière d’inventions. À l’âge de quinze ans, il connut la gloire locale, puis régionale et nationale, après avoir participé à un concours de chant. On le sollicita pour un concert.

Un journaliste du quotidien « Chaud devant »  écrivit dans la rubrique consacrée :

« Le jeune Ilphée Froid offre de grandes espérances au monde musical. S’il en fut, le mythe du ténor n’en n’est plus un : Ilphée Froid en est la preuve. Entendre chanter ce qu’on appelle l’Everest du bel canto à Fourneau sous Cheminée est un honneur.

La tessiture de sa voix est époustouflante. Ce jeune Froid nous offre déjà, malgré son jeune âge, une voix solaire et pourrait bien briser, comme son idole Pavarotti le fit, le mythe vivace du contre-ut.

Ilphée a laissé bouche bée la Basilique de Fourneau, pleine à craquer samedi soir, avec son interprétation de La fille du Régiment. En effet, il a atteint par neuf fois le contre-ut de l’air «Ah ! mes amis, quel jour de fête !» de Donizetti. Lors du rappel, le jeune ténor a chanté « Les bourgeons des fourneaux », déchaînant les trois mille spectateurs présents, qui ont repris en choeur le refrain :

Bourgeons de nos champs, nos toits, nos cheminées

S’épanouissent en nos cœurs. Fidèles en amitié,

Nous chanterons toujours, encore et à nouveau

Et ouvrirons vos âmes aux enfants de Fourneau.

D’Ilphée froid émane la générosité du timbre. Le jeune ténor a les aigus impertinents, navigue entre les octaves, varie voix de poitrine et de tête, sans ignorer le tempérament volcanique de cette voix, et ce malgré son nom. Qui eut imaginé, en effet, qu’un Ilphée Froid nous fasse chaud au cœur ? »

Ilphée, bon vivant, usait de sa voix pour le plaisir immédiat. Il persista. Son don ne prit jamais l’envergure mondiale qu’on lui prédisait. En effet, le jeune homme préféra exercer la profession de chaudronnier.

Les blagues allaient bon train : Ilphée Froid fait le chaud, ha ha ha ! et autres jeux de mots plus ou moins heureux.

Il chantait, chantait. Il obtint la distinction de Premier Chaudronnier, et même s’ils étaient vingt-quatre à avoir été honorés de ce titre au cours du demi-siècle, jamais l’artisan ne souleva la question de savoir lequel était le premier chaudronnier des autres.

La saison du printemps s’étendit sur Fourneau des Bourgeons Sous Cheminées, si tant est que l’on puisse distinguer les saisons en ce paradis sur terre, et ce fut à la faveur d’une fête villageoise que le jeune Ilphée rencontra la femme qui devint sienne pour l’éternité sur cette terre : Attie Ède.

Native du village voisin, la jeune personne était connue ici, mais aussi là. Il est nécessaire de la décrire quelque peu : blonde aux yeux émeraude, elle portait de charmants bas blancs sous une jupe régionale confectionnée en duvet de bourgeons, un corsage aux manches boules, des chaussures plates, noires et cirées.

Ilphée chanta par passion, déchanta en une occasion : Attie était dépourvue de sens musical et pour le dire sans ambages, l’écouter pousser la chansonnette relevait du calvaire.

L’amour est fou. Le beau chanta sa romance à la belle, et le temps fit son affaire.

Dans la fameuse basilique dont la nef était couverte de bourgeons et de fleurs, plantés dans des marmites et les plus beaux des chaudrons, Ilphée Froid s’unit à Attie Ède, devant les hommes, les piliers, l’assemblée des deux villages, les cheminées et le fourneau, les bleuets et les coquelicots, pour le mire et le peilleur.

De cette union naquit Adeline Froid, blondinette comme sa mère, cordes vocales et corps de rêve. Elle apprit de son père la chaudronnerie tandis que sa mère lui transmettait le goût de la cuisine, la passion de la lecture.

Adeline Froid grandit dans la chaleur du bourgeon familial et choisit d’exercer le métier de souffleuse. Non, non, pas souffleuse de théâtre : souffleuse de verre. Elle obtint le titre de première souffleuse. Elle était la première femme à l’obtenir et l’œuvre présentée pour l’obtention de cet honneur s’intitulait : Bourgeon éternel. Il représente un bourgeon finement ciselé, planté dans un chaudron de cristal.

Les œuvres de Adeline Froid sont visibles à Londres, Tokyo, Paris, New York, Varsovie, Rome. Et ailleurs, bien sûr. En somme, partout. La plus belle invention de Adeline Froid fut le mariage d’une de ses créations avec la sculpture d’une pièce de glace extraite d’un iceberg. L’artiste l’intitula : chaud et froid semi-éphémère -puisque la glace fondait-.

Un critique tenta un bon mot et ce fut le dernier : « Adeline Froid est sulfureuse, tant ses dons et son imaginaire se révèlent puissamment cosmiques. Cette femme allie le feu et la glace ».

Le jour de ses dix-huit ans, Adeline Froid fut présenté à Arthus Meurtdechaud dont le frère aîné, sociologue et sémiologue de son état, commenta l’aventure quelques années plus tard, non sans facétie : — Personne ne croirait l’authenticité d’un arbre généalogique comme le vôtre.

Mais Fourneau des Bourgeons Sous Cheminées, les villages environnants et très vite, le monde entier, n’auraient jamais supporté qu’à cause d’un journaleux fat, ces familles fussent dénigrées au nom de leur nom, justement, alors qu’elles foisonnaient de talents, éclaboussant de gloire le moindre voisin.

Arthus Meurtdechaud devint plus qu’un beau-fils pour Ilphée Froid : un ami. Et si le talent de ténor de ce dernier ne fut jamais égalé, ils aimaient, tous deux, à chanter ensemble, leur voix magnifiée par celle de l’autre : Fais du feu dans la cheminée, je reviens chez nous - Au pied de mon âtre, je vivais heureux - Petite fleur- Allumer le feu – Je me fais picorer le bonbon, je me fais éclore le bourgeon, et autres babioles de leur crû. Qui sait si certaines ne seront pas célèbres, un jour ?

Adeline continua à souffler le verre, inspirée par la chaleur de son élu. Arthus, quant à lui, s’épanouissait dans les forêts environnantes. Et celui qui reçut le titre de Premier bûcheron affirma sa réputation le jour où le hasard le conduisit à déceler une source d’eau chaude derrière l’ancien lavoir.

La découverte fit long feu, le village créa une station thermale et devint de manière significative l’endroit où l’on doit passer les vacances. Le rédacteur se fit plaisir, écrivant à cette occasion :

« Ilphée Froid, Premier chaudronnier et ténor exceptionnel a le bonheur d’avoir pour gendre Arthus Meurtdechaud, nommé Premier bûcheron et sourcier. À Fourneau des Bourgeons sous Cheminées, pas de doute : il fait hot ! 

Trouver une source d’eau chaude en forêt est chose relativement possible. Découvrir cette source derrière le lavoir est un trait d’humour de la nature. Monsieur Meurtdechaud, espérons que l’eau de votre source ne soit pas bouillante ».

Le destin est malin. Un an après leur mariage, naquit Jeanne. L’enfant grandit en grâce. Elle est à ce jour mère de famille, a épousé un dénommé Victor Brûlebois. Lors de l’annonce de ce mariage, un chroniqueur écrivit :

« Le destin des alliances de ces générations est stupéfiant. Songez, chers lecteurs à notre chance : la dernière de la lignée, enfant de Fourneau les Cheminées, notre Jeanne Brûlebois aurait pu naître, avec un tel patronyme, à Donrémy ».

***

Mon enquête est achevée. Je suis devant la plaque dédiée, au columbarium, et m’apprête à quitter les lieux lorsque j’entends une voix m’interpeller, le ton léger :

— Je suis venu dire à ma grand-mère entre quatre yeux que jamais je ne vivrai dans ce village. Je ne serai pas chaudronnier, souffleur de verre, sourcier d’eau chaude, n’épouserai pas une Mademoiselle Bouillotte ou Poêlon. Je ne serai jamais journaliste météorologique ou cuisinier ou glacier ou charbonnier. Encore moins jardinier. Suffit les bourgeons et les chaudrons. Je suis le petit-fils d’Adeline Meurtdechaud née Froid. Je pourrais répéter cette phrase à l’infini tant c’est… c’est fou. Non ?

Je souris. Il ajoute :

— Avouez qu’en terminer par une incinération alors qu’on a vécu "Meurtdechaud" après être née Froid, c’est la cerise sur la bûche. Je me demande comment vais-je procéder pour être à la hauteur.

Nous éclatons de rire ensemble devant la plaque de marbre, et je souhaite longue vie à ce jeune homme.

 

 

***

 

 

Note pour les lecteurs :

 

Arbre généalogique

 

 

Père Mère

Ilphée Froid >>> Attie Iède

 

Fille : Époux

Adeline Froid >>> Arthus Meurtdechaud

 

Fille : Époux

Jeanne Meurtdechaud >>> Victor Brûlebois

Amélie Gahete

Le 11 novembre 2017 à 17h56

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