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Du bourbon dans les boulons

– Rien d’tel qu’une bonne rasade de bourbon quand la machine grince, se dit Gégé en s’étirant et en s’envoyant le fond de sa bouteille de Four Roses dans le gosier.

Il lance alors la bouteille vide qui éclate sur les pavés humides de la rue piétonne. Ça le fait rire, un gros rire bien gras qui se transforme en toux et qui résonne entre les façades de pierre et de brique. Les yeux dans le vague, il regarde autour de lui sans rien voir, il fait encore noir, les lampadaires de la rue peinent à diffuser quelques flaques de lumière jaune, au travers desquelles on devine le crachin du petit matin.

Gégé émerge d’un monde imaginaire pour retomber aussitôt dans un autre, réel et suicidaire, un monde qu’il voudrait bien pouvoir quitter pour de bon, mais comment faire ! Seul le bourbon l’aide à tenir le coup en ce moment, à oublier, à ne plus avoir conscience de rien, à vivre la vie comme elle vient, des choses qui n’existent pas, puisqu’il ne s’en rappelle plus.

Et puis, un pétage de boulon au bourbon, quelle classe, se dit-il en souriant – complètement stone – surtout quand c’est du Four Roses “Single Barrel”, cinquante chevaux qui hurlent sous les cheveux, ça décoiffe, de quoi s’envoler dans l’espace en un clin d’œil !

Le seul truc, c’est c’te putain d’gueule de bois au réveil, surtout quand tu sais pas où t’es, dehors, dans une rue inconnue, que t’as froid et mal partout, comme maintenant. La bouteille éclatée qui l’a tant fait rire est remplacée par une nouvelle que Gégé sort de son sac, une “neuve”, qu’il caresse avant d’en ôter le bouchon et de boire avidement à même le goulot. Le liquide brûlant incendie l’intérieur, lui arrache des larmes de douleur, il s’étrangle, se maudit, remet le bouchon en place et s’allume une clope. Il pose la bouteille entre ses cuisses, espérant un peu de chaleur, mais le verre est froid et sa clope le fait tousser à nouveau.

Cette fois, il pleure pour de bon, un bon coup, faut qu’ça sorte. Il se tortille sur le sol d’un p’tit porche désert, perdu dans les rues du Vieux-Lille. Il repense à son p’tit frère. Il écume sa rage et se sent comme une merde, une merde de plus déposée anonymement sur les pavés du monde.

 

Ça fait trois jours qu’il est parti sans prévenir, avec pour seul bagage son sac à dos rempli de bouteilles de bourbon. Trois jours qu’il erre comme un con dans la ville, qu’il s’abrutit d’alcool en cherchant le moyen d’en finir. Mais la fin tarde parfois à venir ; elle dure, encore et encore, un vrai cauchemar.

Une véritable agonie.

Gégé se reprend et décide de passer à la vitesse supérieure : il ôte à nouveau le bouchon de la bouteille et en boit la moitié. Il la range dans son sac et se rallume une clope. Son ventre brûle, sa gorge aussi, tandis que ses idées s’allument et que le jour se lève.

Il se lève à son tour, avec grand peine, son estomac se révolte et il ne peut se retenir de vomir en tremblant. Ses yeux rouges et mouillés hurlent la démence. Il faut qu’il bouge, alors qu’il est si las…

 

Ses pas hésitants le conduisent tel un automate, il croise les premiers passants qui s’écartent à son passage. Il titube, se concentre, son pas devient plus régulier à mesure que l’alcool infiltre ses sens et commence à le griser.

Il pense maintenant avoir les idées assez claires pour rentrer dans un bistrot, boire un café et se réchauffer. Il pousse alors la porte du premier bar venu, dépose son sac au pied du comptoir et commande un double express.

Les gars accoudés autour de lui tournent au genièvre. Ils le regardent comme un zombi et se mettent à chuchoter, suffisamment fort pour que Gégé comprenne certains mots.

Le bourbon martèle son crâne, la réalité est amplifiée, les sons démultipliés, les boulons se desserrent peu à peu.

 

– R’gardez-moi c’te p’tite lopette qui se noie dans son p’tit noir ! gueule un gros balaise à l’autre bout du zinc, en avalant son verre cul-sec.

Gégé le regarde dans les yeux, sans comprendre ce qui se passe. Il voit trouble. Les types se mettent à rire, tournée générale. Le patron pose un verre de genièvre à côté du café de Gégé, qu’il avale d’un trait. Et le gros balaise de gueuler :

– Hé la tapette, tu pourrais au moins trinquer !

Gégé se lève de son tabouret et trébuche en se dirigeant vers le gros. Ça tangue un max dans sa tête.

Arrivé enfin à sa hauteur, il lui demande :

– C’est quoi ton problème, connard ?

L’autre lui décoche alors une droite fulgurante qui l’envoie au tapis.

Il se relève au bout de quelques secondes. Tous les regards sont braqués sur lui. Sa lèvre pisse le sang, il fait peur à voir. Le silence est si palpable que les oreilles bourdonnent.

Tandis qu’il fait mine de se diriger à nouveau vers le gros balaise, le patron du bar surgit du comptoir et lui barre le passage.

– Suffit maintenant, paye ton café et fous-moi le camp d’ici.

Gégé le repousse violemment sur les tables vides qui se brisent sous son poids, et continue de s’avancer vers le public ébahi. Le gros, soudain mal à l’aise, se lève à son tour de son siège et prend les devants :

– Hé ducon, tu fais quoi là, qu’est-ce que tu veux ?

C’est alors que Gégé le balance par terre sans même répondre et passe derrière le comptoir. Le désespoir, l’alcool, la haine et le reste – allez savoir – décuplent ses forces.

Il prend une bouteille de Jack et se met à hurler :

– Qu’est-ce que vous avez tous à me regarder, bande d’enculés !

Le silence est de plomb, les regards éberlués ; tout s’est passé tellement vite que personne n’a encore eu le temps de réagir.

Il ouvre alors la bouteille et en vide le contenu dans sa bouche, avant de l’exploser sur le marbre et de brandir le tesson. Le reste n’est plus qu’une histoire de secondes.

Il se tranche la gorge d’un geste vif et irréversible. Carotides et jugulaires se mettent à gicler, des gerbes de sang et le bourbon arrosent l’assemblée.

 

-

 

Ce n’est qu’une heure après que sa femme trouve la lettre dans sa poche. Bien que celle-ci soit imbibée de sang, de bourbon et de pisse, on arrive quand même à lire :

 

« Tu t’rappelles, quand on était gamins et qu’on dormait tous les trois, avec JP, dans le lit à trois niveaux bricolé par papa, moi en haut, toi au milieu et JP en bas ! Je me souviens vaguement du papier peint de la chambre – des bateaux sur fond bleu – qu’est-ce qu’on était bien ensemble, à faire des conneries, à faire gueuler maman et les frangines, à essayer de fabriquer tout et n’importe quoi avec rien, à se prendre pour des durs, à réinventer le monde, à chanter et à rire, à se faire des câlins. Tu t’rapelles la fois, chez mamie, t’étais tellement excité en arrivant que t’es sorti de la voiture et t’as sauté dans la neige, comme un malade, malade que t’as été pour de bon pendant toutes les vacances, même que j’ai dû te tirer sur la luge le dernier jour, sur l’herbe, quand t’étais guéri, alors que les vacances étaient finies et qu’il n’y avait plus de neige !

Tu t’rappelles quand on écoutait Jonasz en chialant comme des mômes, ados, quand on écoutait Pat Metheny et les autres, quand on essayait de rejouer du Coldplay au piano et à la basse ? Quand on fabriquait des enceintes, toujours plus grosses, toujours plus puissantes, pour pouvoir fumer dans le noir, le soir, la musique à fond, avec nos verres à whisky énormes et nos mains serrées, en regardant les étoiles.

Et cette fichue coke, cette merde, foutue saloperie, on a réussi à la virer pourtant !

Tu t’rappelles de cette soirée avec papa, tous les trois, on a passé la nuit dehors, à refaire le monde, à boire et à fumer, même qu’après, quand papa était parti se coucher, on pleurait en se serrant dans nos bras, et des connards qui sortaient de boîte sont passés et se sont foutus de nous en gueulant “hé, ça va les pédés ?”, et toi de leur courir après comme un fou, mais ils étaient déjà loin.

 

Pourquoi t’as fait ça, aujourd’hui ? Pourquoi t’étais si mal dans ta vie ? Sûr que t’étais loin, à l’autre bout du monde, à la Réunion, ça nous faisait une belle jambe, on se voyait presque plus ! Si j’étais là, avec toi, si t’étais toujours vivant, j’te foutrais mon poing dans la gueule, p’tit con. Et puis j’te prendrais dans mes bras et j’te dirais combien je t’aime. Combien tu comptes, mon salaud. J’ai dû parler aux p’tits, ce soir, au téléphone, pour les rassurer. Ils sont brisés. Et ta femme… Et puis, j’ai dû appeler les parents aussi. Après, j’ai pété un boulon et j’suis parti. Je sais que ton corps a été renvoyé en France, pour l’enterrement, mais j’peux pas voir ça.

 

T’aurais pu m’en parler au moins, surtout à moi !

 

On ne se pend pas, comme ça, dans son coin.

Pas entre frères.

Pas entre nous.

 

Je t’aime gamin, si fort que ça m’étouffe.

 

Reviens, s’il te plaît, je t’en prie, sinon c’est moi qui vais te rejoindre… »

Jérémie Chavenon

Le 12 novembre 2017 à 13h27

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